Face aux manquements de l’Etat notamment en terme de fourniture de services essentiels urbains (du fait de coupures d’électricité, d’absence d’eau potable courante, d’une gestion des déchets défaillante, etc.) la société libanaise semble faire la démonstration de sa “résilience” depuis la fin de la guerre civile : ainsi, le secteur privé marchand et les initiatives individuelles et associatives pallient aux manquements de l’Etat. Depuis quatre ans, on voit en effet s’organiser la société civile pour assurer la gestion des déchets; néanmoins, sans l’appui de l’Etat, ces initiatives ne peuvent qu’avoir un impact limité.
Une crise « normalisée »
Quatre ans après une crise des déchets très dure, la ville de Beyrouth s’est plus ou moins débarrassée des rivières d’ordures qui avaient fait le tour des médias . Pourtant, en arrivant sur le littoral et en se promenant le long des quelques plages publiques qui demeurent au Liban, il est difficile de ne pas être surpris par la quantité de déchets ramenés par la mer le long du rivage ou simplement abandonnés sur le sable.
« Vous verrez, Sour est la plus belle plage du Moyen-Orient, elle est propre ». Pourtant, même dans le Sud, région relativement préservée, les familles viennent pique-niquer ou fumer le narguilé au milieu des sacs plastiques, des bouteilles et des canettes. Les déchets font partie du paysage libanais.

En haut la décharge de Tripoli qui fait 34 mètres de haut alors que sa hauteur autorisée est de 12 mètres- photo personnelle 12 juillet 2019. En bas une plage publique sur la Corniche al Manara à Beyrouth -Photo personnelle 18 juillet 2019;
Face à ce qui avait été l’un des plus beaux littoraux du Proche-Orient, on ne peut qu’être nostalgique de ce temps révolu. A Beyrouth, deux décharges ont été construites en bord de mer, sur des remblais eux-mêmes fabriqués à partir de déchets : Costa Brava au sud et Bourj Hammoud, au Nord. Ces dernières ont atteint leur capacité maximale et Ramco, l’entreprise de collecte et de stockage, pousse régulièrement ces déchets dans la mer. Les autres régions urbaines ne sont pas épargnées. Sour est située à côté de la décharge d’un hôpital. A Tripoli, l’eau du réseau d’égouts se jette directement dans la mer et la décharge a les pieds dans l’eau.
Pourtant, même si les habitants le savent et le reconnaissent, une certaine indifférence vient nuancer l’urgence de la situation : les gens se baignent et profitent de ces rares espaces publics pour se retrouver.
A Beyrouth, réaction d’une communauté cosmopolite en “apesanteur”
Café Riwaq, quartier Mar Mikhael repère d’une classe aisée mondialisée? photo du site.
Deux étudiantes françaises débarquées à Beyrouth, bien aiguillées par quelques contacts, ne se sentent pas tellement dépaysées. On y retrouve une communauté cosmopolite et mondialisée aisée “d’expat” et de franco-libanais de retour au pays. Ce microcosme a pour épicentre les mêmes rues de rooftops, bars et cafés branchés, situés entre Mar Mikhael et Gemmayzeh, anciens quartiers d’entrepôts industriels, aujourd’hui largement gentrifiés – et osons le dire, hypstérisés. Au café Riwaq par exemple, espace d’échange, de coworking plébiscité pour sa playlist, ses évènements culturels et sa politique écolo, on rencontre ce petit monde: responsables d’ONG, journalistes, étudiants de l’Ifpo¹, entrepreneurs dans le développement durable, tous s’y croisent, s’y saluent, s’y rencontrent. « Vous le connaissez ? En 2015, il a monté un projet de compostage dans sa ferme avec Compost Baladi pour prendre en charge une partie des déchets organiques. Je vous le
présente. »
Dans ce quartier, l’anglais, le français surtout, sont les langues qui résonnent aux terrasses. On le reconnaît, cette posture est infiniment confortable et rend la recherche de contacts plutôt aisée. Pourtant on s’y sent vite enfermé, déconnecté du reste du pays. On peut y entendre une certaine complaisance teintée de lassitude envers un ‘peuple libanais’ considéré comme peu concerné et conscient des questions environnementales. « Il faut comprendre, les gens ont d’autres priorités, la vie est chère, l’Etat ne garantit déjà pas l’eau potable et l’électricité, les gens sont dans la survie ».
Une fracture au sein de la population semble se dessiner, laquelle s’ajoute à la séparation confessionnelle et communautaire du Liban inhérente à son régime politique. Il semble d’ailleurs plus facile pour deux étrangères de rencontrer chaque acteur pour parler de ces sujets que pour les acteurs de collaborer entre eux . “Au Liban, l’étranger est comme un enfant roi entre deux parents qui se disputent”.
Le mouvement “Live love…” un nouveau regard de l’élite mondialisée sur le Liban

Publication Instagram de Live Love Recycle service de collecte chez les particuliers via l’application
“Our roots run deep”. Comme un miroir inversé, les Libanais à l’étranger se sont posés la question de l’image que renvoie le Liban au monde, et celle que les Libanais ont de leur pays. “Nous avons voulu montrer autre chose que l’image négative que le Liban a à l’étranger : celle d’un pays marqué par la guerre civile. Nous voulions faire en sorte que les Libanais qui y habitent se réapproprient et soient fiers de leur pays” . “ça a commencé avec un hashtag et une vente de bracelets porte bonheur Live Love Lebanon . L’initiative Live Love Recycle est arrivée plus tard avec la crise des déchets et des réfugiés syriens”. Il y a eu une prise de conscience progressive du patrimoine immatériel du Liban, aussi bien naturel, paysager qu’artisanal ou culturel . Cette prise de conscience d’une certaine partie de la population s’est faite en partie grâce aux réseaux sociaux.”
Ce mouvement se confronte à la culture néolibérale omniprésente et structurante au Liban. Celle-ci a modelé les idéaux de vie comme les success stories des entrepreneurs libanais à l’international mais a aussi transformé le paysage par la spéculation foncière des promoteurs immobiliers. Face à la bétonisation du littoral et la privatisation à tout va, des mouvements de préservation du patrimoine et de l’environnement sont nés.
“Le sens de la fête” ou la modernité des années 1970
A 20 minutes en voiture environ de Tripoli, on trouve de nombreuses plages privées. La plage de la Rocca en est une. Le complexe est composé d’une dizaine de piscines, d’une micro-plage, d’un bout de mer privative avec toboggan et plongeoirs. Le tout dans une ambiance de boite de nuit dès 10h du matin. L’argument de vente de ce complexe ? « Enjoy the cleanest water ». Profiter d’une eau « propre », pour la modique somme de 25 000 livres libanaises (environ 15 euros).
“Enjoy the cleanest water” clame le clip publicitaire de Rocca Marina îlot de “summer entertainment” pour la classe aisée
beyrouthine sur la côte de Chekka – photo personnelle 14 juillet 2019
Cette société cosmopolite, qui se sent plus proche de l’Europe ou des Etats-Unis que du reste du Liban, construit des espaces privés, posés là, sortis de nulle part, en déconnexion totale avec les alentours.
Ce mode de vie urbain, consommateur d’espace et de ressources, définition même de la société des loisirs et de la consommation des années 1970, s’étale au grand jour et laisse une impression « d’années folles », d’étourdissement. Comme si la guerre civile de 1975 à 1990 avait mis le film sur pause. La consommation d’images, des biens, de moments constitue une forme de rattrapage et un exutoire pour une société de jeunes actifs qui travaillent beaucoup. Cela est aussi sans doute lié à un refus de penser au lendemain, conduit par la désillusion d’un pays miné par la corruption et les crises à répétition.
“Our politicians are also magicians : they make money disappear” ou la corruption“
Le fléau du Liban c’est la corruption” . Ce refrain est dans toutes les bouches avec à chaque fois des anecdotes différentes. La création de remblais dans le centre ville de Beyrouth à partir de déchets (gravats ou déchets ménagers) pour gagner du terrain sur la mer dans un contexte où le foncier vaut très cher, immédiatement vendus à des promoteurs privés pour en faire des boîtes de nuit et des “Kids mundo”, en est un exemple. Plus récemment l’affaire de la construction d’incinérateurs bas de gamme, surdimensionnés, peu adaptés, très polluants et très coûteux par des firmes internationales dans le quartier de la Quarantaine à Beyrouth fait polémique.
Les contrôles falsifiés et l’incapacité des autorités concernées à prendre en charge la bonne gestion du site suscite un climat de méfiance, généralisé par l’ampleur de la corruption au Liban . C’est ce dont les militants de Beirut Madinati et de la Waste Management Coalition se faisaient l’écho lors de la manifestation anti-incinérateurs du 5 juillet dernier. Ce système clientéliste et communautaire se traduit par un ancrage territorial. Le contrôle local d’un “clan” et la prédominance selon le lieu d’une communauté religieuse, encourageant les pratiques clientélistes et empêchant une prise en compte globale de la question et un travail commun, à toutes les échelles. Dans ce contexte de séparation et de méfiance généralisée, un nouveau modèle de gouvernance mettant de côté partis et communautés confessionnelles pourrait peut être voir le jour. Encore ténue, l’initiative Green Track de Tripoli, ville majoritairement sunnite, a été contactée par la municipalité de Chekka majoritairement chrétienne pour s’occuper de la collecte des déchets recyclables et le tri après fermeture de leur décharge par le ministère. Certains membres de la municipalité ne comprenaient pas pourquoi on faisait appel à quelqu’un de Tripoli, d’une autre communauté, pour s’occuper des affaires de Chekka.

Remblais du centre-ville de Beyrouth faits des gravats de la guerre, en attente de construction immobilière qui sert de promenadephoto personnelle, 29 juin 2019.

Manifestation 5 juillet 2019 contre l’implantation d’un incinérateur dans le quartier de la Quarantaine à l’est de Beyrouth, à
proximité du quartier chrétien – photo personnelle
« C’est quoi ton business model ?», l’éclosion des initiatives.
En entrant dans les locaux de Live Love Recycle (LLR), l’ambiance start-up frappe. Une équipe de 6 jeunes actifs s’activent. Pour monter leur projet, la plupart de ces petites structures ont dû s’autofinancer et monter des dossiers auprès de bailleurs de fonds internationaux. Aujourd’hui, adopter un modèle entrepreneurial apparaît comme la solution la plus viable : soit en menant en parallèle entreprise et association, l’entreprise servant à financer en partie l’association, soit par le modèle de la « social entreprise » même si ce statut n’est pas encore reconnu au Liban.


En haut ambiance décontractée au bureau de Live Love Recycle avec démonstration du fonctionnement de l’application; en dessous l’entrepôt de l’initiative Green track dans le quartier populaire de Jabal Mohsen à Tripoli – photos personnelles 4 et 12 juillet 2019.
“Il y a bien assez de déchets pour tout le monde ”. L’urgence de trouver des solutions pour gérer les déchets constitue à la fois une opportunité d’établir un business dans une filière qui reste largement à organiser tout en contribuant à améliorer les conditions de vie des habitants. Car pour l’instant, ces initiatives sont loin de couvrir l’ensemble des déchets produits par la région. « Sur les 800 tonnes de déchets produits par la région de Beyrouth, l’ensemble des initiatives ne peut en prendre en charge qu’une centaine, je dirais » nous confie le fondateur de LLR. Le modèle de la social entreprise tend à s’imposer, où les motivations économiques, sociales et environnementales sont liées.
Dans une logique plus politique, certaines initiatives voient les déchets comme une cause qui puisse rassembler la société libanaise par delà les communautés et une entrée pour faire évoluer le système de gouvernance à toutes les échelles et les comportements. L’objectif est, en articulant savoirs scientifiques (ces acteurs se placent en tant qu’experts) et le terrain, de prouver qu’il est réaliste de changer de modèle et de faire pression sur le gouvernement pour placer l’Etat devant ses responsabilités. Ainsi, Beirut Madinati a mené un projet de réaménagement des espaces communs puis de tri à la source avec les habitants dans le quartier de Zokak-El-Blat. Il s’agit donc de renforcer la capacité de la société civile à faire entendre ses revendications et de recréer une scène de négociation entre elle et l’Etat, empoisonnée depuis bien longtemps par la corruption.
Les initiatives entrepreneuriales sont dirigées majoritairement par des hommes, jeunes actifs. Pourtant sur le terrain, les projets reposent massivement sur les femmes qui mènent les campagnes de sensibilisation, en commençant par le voisinage, font le tri à la source.. A Tripoli, le quartier de Jabal-Mohsen a été le premier quartier du Liban à faire du tri à la source. C’est la mère de l’instigateur du projet qui a commencé à convaincre les femmes du voisinage de l’importance de la
question. Aujourd’hui, elles sont une trentaine à travailler pour l’association en formant les femmes d’autres villes au tri à la source.
C’est donc un archipel de petites initiatives extrêmement localisés, qui manquent de coordination entre elles mais aussi avec l’ensemble des acteurs de la filière du recyclage, qui semblent émerger de la gestion chaotique de ces dernières années.
Ces initiatives assurent une partie du cycle (collecte et tri) mais ne sont pour l’instant peu ou pas connectées aux industries qui assurent la réintroduction de la matière première dans le marché. Le lobby des entreprises de recyclage par exemple est inaudible car pratiquement inexistant en tant que groupe de pression, au côté des ONG.
Crise des déchets – déchets des crises

La décharge de Bourj Hammoud vue depuis le port. La colline fait approximativement 25 m de hauteur. Les camions et les engins de chantiers s’activent jours et nuits à amonceler les déchets de Beyrouth -photo personnelle, 15 juillet 2019.
Plongées au Liban parmi une communauté cosmopolite, la question des déchets amène quelques questions.
La crise des déchets est clairement symptomatique d’une crise politique et sociale profonde qui dure depuis la guerre civile (1975 -1990). La corruption et le manque de confiance généralisé du tous envers tous qui s’en suit mine la volonté politique et la capacité d’organisation. Le traitement dans l’urgence de ces questions sans jamais de stratégie pensée à moyen ou long terme empêche une prise en main durable de la question. La réouverture de la décharge de Bourj Hammoud en 2015 était dès le départ programmée pour accueillir les déchets de Beyrouth jusqu’en 2018. Cela laissait 4 ans à la municipalité pour envisager un système plus pérein. Les autorités municipales ont mis en place un plan d’urgence en juin-juillet 2019 soit 1 mois avant la saturation de cette dernière. Les personnes interrogées sont très lucides et très fatalistes sur le sujet « nous aurons une nouvelle crise en septembre » . Cet énième épisode montre bien la non-gestion de la crise et le manque de responsabilisation de l’ensemble des acteurs, la faiblesse de l’Etat. En conséquence, les déchets envahissent la mer, le littoral et, dans certains cas la ville.
Les initiatives interviennent dans ce contexte qui les limitent. Les défis s’accumulent pour arriver à imposer une ébauche de transition.
Rendre effective la décentralisation et imposer une perspective de développement local en partenariat avec les municipalités ou les unions.
Mettre en place un système durable qui prenne en compte la totalité du cycle de recyclage jusqu’à la réinsertion dans le cercle de production, tout en équilibrant les charges entre les territoires.
Faire suffisamment pression sur le gouvernement pour que l’Etat assure enfin son rôle législateur.
Les initiatives énergiques mais encore petites – individuellement peut être trop petites pour de tels défis- sont la preuve d’une prise de conscience du problème et d’une première prise en main de ces questions et ébauchent discrètement, à ce titre, une transition dans la gestion des déchets.
Source
¹.Institut français du Proche-Orient, centre de recherche dont le siège est à Beyrouth